La laïcité est-elle exportable?
La question reste centrale pour le développement de l’enseignement français à l’étranger, à la fois héritier et vecteur du concept le plus français qui soit.
Et pourtant, peut-on poser ainsi la question aujourd’hui? Car d’un côté, le doute n’est guère permis, à écouter les élèves eux-mêmes sur l’enseignement qu’ils reçoivent : la laïcité, pour eux, c’est ce qui crée l’exigence de ne pas admettre les idées toutes faites, les fausses informations et les manipulations du jugement ; ils savent aussi ce que signifie repousser la contrainte des dogmes sans pour autant être privé de la vie spirituelle et culturelle de leur choix.
Mais penser la laïcité comme un « produit » exportable laisse supposer d’une part qu’il s’apprend et se transmet, et d’autre part que la France en serait dépositaire exclusif.
Tout cela est contraire à tout ce que l’on sait de l’histoire contemporaine de l’Europe, des Amériques, de l’Afrique et bien au-delà, et qui renvoie à chaque nation et chaque société leur conception de la relation entre espace public et fait religieux. Dans toutes ces géographies, le principe laïque est tout sauf absent.
Parce que le mot laïcité, lui, justement, est bien français, s’y accrochent et la Révolution, et le lent accouchement des principes désormais déposés dans la constitution, et maintenant toutes les craintes et suspicions d’exclusion, comme l’islamophobie, sous couvert d’en défendre farouchement l’héritage. Cela fait que pour l’extérieur, le concept est à la fois un cas et un repoussoir, auquel collent les interprétations les plus diverses, parfois radicalement opposées à ce qu’il signifie.
La laïcité, ferment de la liberté
Alors, faut-il se départir du mot pour que le ferment lui, agisse?
Ce ferment, c’est la liberté, et c’est l’école. Non pas la transposition de celle de la République quand elle n’est pas chez elle ; non pas celle, hors sol et hors temps d’un projet scolaire international standard.
C’est celle d’un projet éducatif qui, hors de France, soit capable de se dépasser lui-même en dialoguant avec les autres.
Bref retour en arrière : au moment où la République, celle de Jules Ferry, proclame l’école laïque, elle n’a pas plus les moyens que la volonté d’en faire un projet universel. Mais un peu plus tard, quand en pleine période coloniale, Pierre Deschamps, futur inventeur de la Mission laïque française, en développe la vision, c’est sur ce constat qu’un projet d’éducation n’a aucune chance de prospérer s’il ne part pas de ce que sont les gens, enfants de leur temps, de leur terre, de leur langue et de leur culture maternelles. « Un bon lycée français est un lycée arabe », avance-t-il à Beyrouth. Hors de France, l’école française n’aura de chance de trouver son public qu’en s’appuyant sur les langues et cultures locales– aujourd’hui, on parlerait d’interculturel.
La contradiction que Clémenceau dénonçait vertement chez Ferry entre humanisme égalitaire et colonialisme dominateur doit être remise en contexte : l’un doit forger la société française nouvelle, l’autre en diffuser au loin les bienfaits. Au mitan des deux, l’école prépare la société future, l’éducation est l’horizon de la liberté. En France, c’est par la langue de l’école que se construit la citoyenneté ; à l’extérieur, c’est par respect, écoute et développement des langues et cultures vernaculaires avec la langue française que le message de l’école de la République peut rencontrer son public.
Au fond, la laïcité est une affaire de droit et de droit humain. Son socle, c’est la dignité, son vecteur, une pédagogie de la rencontre.
De ce seul mot découlent une méthode, et d’abord une éthique car ce qui s’oppose à la dignité, c’est le sentiment de supériorité, autrement dit l’arrogance. Même si l’empire n’est plus qu’un lointain souvenir, et qu’à l’inverse, notre pays est devenu le champion de la diversité culturelle et linguistique, ce défaut, d’autres pays ne manquent pas de le lui rappeler, et notre école en porte des traces, qu’au contraire on ne retrouve jamais là où elle n’est pas dominante, dans les pays anglophones principalement.
Si l’école française se pense un avenir dans le monde, ce ne peut être qu’en incarnant par son projet le principe politique de la diversité.
De la même façon que la langue française se renouvelle dans toutes les sociétés qui l’ont faite leur et s’y projettent, l’école française doit hors de nos frontières savoir sortir du moule pour mieux rencontrer ses publics.
Objectifs et cadre d’une pédagogie laïque
Le premier objectif pédagogique est donc celui d’apprentissages très précoces en plus d’une langue, dans laquelle la langue maternelle soit devant les élèves et dans toutes les disciplines enseignées, à parfaite égalité avec les autres et en priorité le français ; c’est ce qui va former une personnalité apaisée et ouverte, capable de penser par elle-même et avec les autres, avec une solide connaissance de son patrimoine culturel de naissance -ce qui va bien au-delà de parler et communiquer en langues. C’est aussi cela qui prépare la mise en acte de cette pensée car l’autonomie se construit à l’école en s’exposant, et en se mesurant, c’est elle qui prépare pour plus tard les conditions de comportements réfléchis et responsables en société ; la citoyenneté se parle, se vit et se manifeste tout autant qu’elle s’apprend par les institutions et le droit. Enfin, la part réservée au corps, à la sensibilité, à l’imagination dans l’espace-temps de l’école, c’est, au-delà même des disciplines enseignées, ce qui ouvre à chacun le chemin de l’épanouissement par la maîtrise de soi.
Ce qu’on appelle souvent vaguement les « valeurs » de l’école laïque, ce sont concrètement les principes qui distinguent une société démocratique : elle ne contraint ni l’expression, ni le corps, mais au contraire les libère en les invitant à s’exprimer et à créer car ils sont le propre de l’individu ; en même temps, elle construit en lui le citoyen, qui va faire société.
Ces objectifs caractérisent bien l’école française que nous connaissons, sauf que, hors de France, c’en est déjà une autre parce qu’il faut aller plus loin hors de nos frontières : l’ancien héritage de l’humanisme européen y a du sens parce qu’aucune nation ne peut se dire à tout jamais et en bloc indifférente ou étrangère à ce bien commun que sont les droits humains, fondateurs de toute société, qu’ils y aient droit de cité, ou qu’ils y soient étouffés.
Et c’est l’école, et c’est cette « pédagogie laïque » dont le seul objet est d’investir le droit d’être un homme ou une femme libres, qui éclairent l’avenir, et que dans le respect de chacun et de tous, nous voulons partager.
*****
Jean-Christophe Deberre, ancien directeur général de la Mission laïque française, président de la Mission laïque Côte d’Ivoire.